Stratèges atterrés

La mesure du temps

L Ile au BonheurAu fil des années, il m’apparaît que la physique nucléaire est un cas très particulier : elle est devenue une science éminemment politique, où les enjeux de pouvoir et le rapport au politique s’accentuent avec le temps. Aujourd’hui, la physique nucléaire a un goût de métal : alors que ses praticiens ont tendance à rester entre eux, elle pèse sur notre vie à tous. Ses répercussions sont l’un des thèmes de ce livre
Depuis 1945, le mot ‘nucléaire’ est associé à une puissance issue de la bombe.

Même lorsqu’ils travaillent et réfléchissent à mille lieues du militaire, les physiciens nucléaires ont du mal à se défaire d’un halo équivoque qui leur a longtemps valu des avantages en pouvoir, en argent et en influence. Nous n’en sortons pas indemnes, nous autres scientifiques des autres domaines : l’effet d’entraînement fut réel. Aux couleurs innocentes de la science pure, les chefs de file scientifiques de la génération de la Seconde Guerre mondiale ont ajouté les teintes moins reluisantes de l’armement, de l’industrie et de la politique. La manière dont chacun s’en est arrangé reste son secret ou sa passion, mais tous l’ont transmis à leur manière à la génération suivante, la nôtre. ‘Les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants en ont été agacées’ dit Ezéchiel ; aujourd’hui, tous les scientifiques souffrent d’une rage de dents. Il nous faudrait, à mes collègues et à moi-même, régler nos comptes avec ces raisins-là.
Quand le désastre à frappé Fukushima Daïichi, les responsables de l’énergie nucléaire et les médias ont aussitôt parlé de ‘catastrophe naturelle’. Nous autres scientifiques, ai-je écrit dans un texte de colère froide, devrions nous rappeler à tout le monde que ‘es catastrophes naturelles’ n’existent pas. Un tsunami ne réfléchit pas ; les catastrophes sont affaire humaine. Les désastres se produisent parce que nous construisons une fille ou une centrale nucléaire sur une faille sismique, parce que nous brûlons du charbon et détruisons les forêts vierges qui absorbent le dioxyde de carbone et couvrons de ciment les meilleurs terres cultivables …Pour affronter le problème de la radioactivité, il ne suffit pas de compter sur les phénomènes naturels, il faut aussi compter avec eux. Ce qu’il faut apprendre à contrôler, c’est moins la nature que notre capacité à prévoir et à assumer les conséquences de nos choix. Fukushima et le changement climatique soulèvement les mêmes questions. J’ai envoyé ce petit texte à une cinquantaine de scientifiques – le plus souvent des collègues proches et des amis – en suggérant que nous rédigions ensemble une pétition. Le problème était grave, je ne proposais rien de dangereux ni de révolutionnaire, simplement une clarification. Je m’attendais à ce que la plupart d’entre eux, sans forcément m’approuver, m’envoient au moins un commentaire. J’ai reçu exactement deux réponses à ma cinquantaine d’envois. Certains collègues étaient sans doute en déplacement, ou malades, ou trop occupés. La plupart préféraient ne rien savoir. Ne pas y penser. Ne pas bouger. Harry Bernas
Plus tard, en enquêtant sur l’histoire de l’énergie nucléaire au Japon, j’allais rencontrer ce même comportement. Et pourtant, en prenant des décisions qui ignorent ou nient le savoir disponible en matière de géologie, de technologie et de sécurité, politiciens, experts et industriels mettent souvent en péril leurs propres intérêts. Ce syndrome troublant m’était bizarrement familier : il plongeait ses racines bien plus loin que les cœurs fondus des réacteurs à Fukushima Daïichi. L’arrivée au pouvoir de Hitler, Mussolini ou de Franco, le racisme rampant et la guerre imminente, chaque pas de notre fuit loin de l’Europe…le voile de la cécité volontaire était partout tissé dans l’histoire du siècle et de ma vie.
Bien après que ma famille eut quitté le Bronx et notre voisinage fortuit avec lui, James Baldwin notait : ‘Ecrire, c’est découvrir ce qu’on n’a pas envie de savoir’. Oui, même avec du talent, de la culture et du caractère, chacun de nous peut avoir une âme à la fois honorable et “noire comme ses desseins“ (Hamlet). Nul besoin de chirurgie ni de guerre pour aveugler un individu ou un groupe devant ses actes les plus spectaculaires.

Harry Bernas

Extraits de l’île au Bonheur, éditions Le Pommier
(avec l’aimable autorisation de l’auteur).