Stratèges atterrés

Keynesianisme militaire : cherchons l'erreur

Le Penseur

Les crises militaires les plus graves qu'ait connues l'humanité se soldent par une extension du système qui les engendre.
Pierre Naville (1904-1993)



 

 

Du keynésianisme militaire

Certains d'entre nous s'accrochent à cette croyance selon laquelle l'érosion accélérée de notre base industrielle et la perte de nos emplois en faveur de l'étranger peuvent être compensées par le biais de dépenses militaires qu'il faudrait, n'en déplaise à la crise, « sanctuariser » (dixit Jo Le Drian). Cette thèse que votre interlocuteur (polémologue et pas économiste) raille volontiers est celle que dénonça en son temps Chalmers Johnson, cet intellectuel américain dissident mort le 20 novembre 2010. Il la qualifia de « keynésianisme militaire » (cf. 'Nemesis : The Last Days of the American Republic »). En dénonçant l'impérialisme yankee, en démontrant comment les intérêts de l'Empire étaient incompatibles avec la démocratie, il a aussi décrit la façon dont Washington a recours à cette recette : s'engager dans des guerres de plus ou moins faible intensité mais de fortes fréquences, concentrer les dépenses pour la fabrication des systèmes d'armes et de munitions, faire fructifier un commerce mortifère basé sur ces transactions ; avec pour objectif : soutenir – demain ? A terme ? Indéfiniment ? - une économie capitaliste, et/ou lui donner un second souffle. Tout en prétendant contribuer à un monde meilleur et plus « développé ».

Pour le lecteur qui se méfierait des généralités, prenons le cas français. C'est au nom de la croissance des PME ou de leur survie, c'est au nom de « notre » savoir-faire en matière de pacification sous toutes les latitudes, que notre ministre de la défense exporte en rafale (...) et avec brio. Pas les conflits, bien sûr, juste la quincaillerie pour les mener ou les entretenir. Dans ce spectacle planétaire qui nous positionne à la 48ème place dans l'Indice mondial de la Paix, le patron du Quai d'Orsay Laurent Fabius manie étrangement nos affaires étrangères en défendant plutôt les intérêts d'Israël que ceux de son pays. Sur la scène internationale, il joue sa partition de donneur de leçons ; y compris à l'égard de ces Iraniens 'irresponsables', qu'il faut à leur insu empêcher mordicus de succomber aux tentations militarisées de l'énergie nucléaire.
Entretemps, tandis que Paris détient presque le maillot jaune des exportateurs d'armes, l'économie française a perdu de sa compétitivité en tant que fabricant de biens à destination de la société civile – une activité pourtant plus efficace que la fabrication d'armes, si l'on cherche quelque rationalité dans l'utilisation de ressources (matières premières) limitées. Les priorités de nos dirigeants ont conduit à ce que les investissements dans l'infrastructure sociale et les services publics fondent comme la neige sur les massifs alpins. L'enseignement public– qu'on confond avec l'éducation - perd des plumes, les facs se délabrent, les hôpitaux sont délaissés, les euros pour la recherche sont destinés en priorité à la recherche militaire. A l'instar de ce pays d'outre-Atlantique où les anciens combattants (the Veterans) représentent un quart des sans-abri, à l'instar de ces Etats-Unis qui représentent, - merci l'OTAN ! ... un modèle à singer, nous sabordons l'Etat Providence chargé de fournir les soins élémentaires à tous nos concitoyens. Dans cette société à deux vitesses, où les exclus meurent de froid l'hiver, où les marginalisés manquent parfois du minimum vital et subissent trop souvent la précarité énergétique, il s'avère que la question de la sécurité en tant que couverture sociale, en tant que « sécurité sociale » comme on dit en Inde, n'a pas fait l'objet de beaucoup de réflexions. Au fil des années, avec ou sans Livre Blanc, on a justifié une Loi de Programmation Militaire qui ne programme rien si ce n'est l'avenir d'équipements indispensables au maintien du complexe militaro-industriel ; dans l'absence du moindre apport d'un think tank dédié à cette problématique jugée trop éloignée (sic) des préoccupations du commun des mortels, on s'est beaucoup concentré sur les modalités d'une politique d'assurance-vie des élites dans les bunkers... dont l'abri antiatomique qu'est le PC Jupiter sous le palais de l'Elysée !

NO-PASARAN

 

A partir de là, comment échafauder une alternative ? Exiger de la rigueur morale plutôt que d'être piégé par le discours sur la rigueur budgétaire ne suffit pas. Il conviendrait déjà de ne pas se tromper d'ennemi ; tenter de faire une évaluation des menaces réelles, afin de ne pas pourrir et détruire de l'intérieur ce qui est raisonnable, possible et souhaitable de défendre et préserver vis-à-vis de l'extérieur. A l'heure d'une transition énergétique qui ne fait rien transiter hormis quelques milliards d'Areva vers EDF, mobilisons de nouvelles énergies, rameutons les troupes de ceux et celles qui s'insurgent à l'idée que la défense (rouge, verte, défensive, sociale...) soit monopolisée par des experts ; ceux-ci sont déformés en raison des moyens (d'argent et de puissance) qui leur sont octroyés, et trop formatés (par leurs intérêts de classe) pour imaginer défendre la démocratie en démocratisant l'appareil de défense. PEACE-INDIA

 

Cherchons l'erreur

raise-the-voicesAvant même de scénariser comment démilitariser notre économie, avant d'anticiper en quoi un certain désarmement peut représenter un processus de transformation sociale, évitons quelques écueils. Parmi eux, les incantations très/trop consensuelles en faveur de la « culture de la paix ». Il s'agit d'une expression passe-partout, portée aux nues par l'UNESCO dès la fin des années 90, et qui zappe au passage les conditions sociales qui déterminent les aspirations à la sécurité de la majorité. Cette 'culture de la paix' est prisée au sein de certains milieux pacifistes, mais comme la plupart des leurres, elle ne résout rien. Elle fait écho à un certain écologisme qui, de par une vision un peu trop idéaliste, mise sur la volonté et la capacité de 194 acteurs (de la COP21 ) de dénicher (en décembre 2015 au Bourget,) un dénominateur commun entre ceux qui estiment avec arrogance que leur mode de vie n'est pas négociable, et une majorité des humiliés, y compris les boat people de la Méditerranée qui savent bien que Frontex n'est pas une ONG européenne à vocation humanitaire. Que les organisateurs de cette foire d'empoigne – dont le Quai d'Orsay – contribuent à se dédouaner, soit. Mais il est regrettable de constater qu'à force d'être allergiques aux questions de défense, certains d'entre nous se privent (par ignorance ou esprit de chapelle) d'aborder les enjeux militaires...considérant (de façon ...désarmante ! ) que les activités humaines qui nous ont fait entrer dans l'ère de l'anthropocène ne concerneraient pas, mais pas du tout, les activités destructrices.
Ce serait tout de même une sacrée ironie de l'histoire si, face aux dérèglements stratégiques qui découlent des climats de tension, de conflits et autres clashs, les représentants de la société civile se comportaient comme les militaires dont ils voudraient tant se démarquer. Plutôt que de minimiser l'importance de la machine militaire dont les dégâts ont des incidences dramatiques sur le climat social, la biosphère et le climat tout court, (ce que les forces armées s'évertuent à clamer à défaut de le prouver), les civils feraient mieux de pointer les failles d'un système qui prétend sauvegarder ce qu'il s'acharne à délocaliser, dépecer, et mettre en péril.

B.C., 23 juillet 2015