Pacifistes

Frédéric Joliot-Curie - Mise en garde de 1957

FREDERIC JULIOT CURIEEn dépit des premières réalisations pacifiques dont nous sommes en droit d'attendre, si elles se développent, d'immenses bienfaits, nous ne pouvons effacer les terribles souvenirs des dévastations des bombes atomiques à Hiroshima, à Nagasaki, ni ceux des explosions expérimentales des bombes à hydrogène des milliers de fois plus puissantes. Chacun de nous ne devrait avoir de répit tant que ces armes n'auront pas été interdites. C'est un vent de folie qui pousse les puissances à poursuivre la course aux armements atomiques.
Les scientifiques ne sont pas des ‘irréalistes’, des naïfs, ignorant des sérieuses difficultés à trouver des solutions à la dangereuse tension internationale actuelle. S'il faut arriver à un accord éliminant les armes atomiques — et c'est le sort de l'humanité tout entière qui est en jeu — il faut dès maintenant faire cesser les explosions expérimentales de ces armes de destruction en masse.
Des avertissements graves ont été maintes fois répétés par des scientifiques qualifiés. J'ai cru de mon devoir de scientifique d'alerter l'opinion publique à de nombreuses occasions depuis les premières explosions.
Les dangers résultant de la pollution de l'atmosphère et du sol par les produits radioactifs formés lors des explosions sont aujourd'hui mieux connus.

Le radio-strontium 90

Les dosages de ces radioéléments, comme le radio-strontium 90, ont été entrepris dans de nombreux endroits du monde. Déjà l'on a pu dresser la carte de la répartition du radio-strontium 90 sur le globe terrestre. Le radio-strontium 90, dont la vie moyenne est d'environ 3o ans, produit lors des explosions des bombes A et H, est entraîné dans les hautes couches de l'atmosphère qui tournent autour de la terre, il retombe lentement et continuellement sur le sol avec la poussière et la pluie et est ensuite fixé sur les végétaux. La retombée du radio-strontium dû aux explosions antérieures n'est pas encore achevée. Elle va se poursuivre encore plusieurs années. Les hommes et les animaux d'élevage consomment des végétaux, et leur organisme absorbera ainsi le radio-strontium nocif par ses radiations. Le lait contiendra du radio-strontium.
Si l’on n’arrête pas la poursuite des expériences, la teneur en radio-strontium atteindra certainement chez les hommes et surtout chez les jeunes enfants en pleine croissance des valeurs suffisantes pour provoquer de nombreux cancers des os et des leucémies.
Par le radio-strontium et par d'autres voies, notamment grâce au radio-caesium, la dose des radiations auxquelles sont soumis les hommes s’accroît et constitue une menace pour les générations ultérieures. Même en temps de paix, le danger existe.
Beaucoup de gens restent indifférents parce qu'ils pensent qu'ils sont à l'abri des effets des explosions expérimentales, étant loin des endroits où ont lieu les expériences. Ils se trompent C'est un nouveau et très pressant cri d'alarme que les scientifiques compétents lancent à tous pour faire en sorte que les gouvernements de tous les pays s'accordent pour que cessent, dès maintenant, les expériences et arrivent ensuite à un accord éliminant ces armes. Tous les peuples — et pas seulement ceux des pays qui ont pratiqué ou vont pratiquer incessamment de telles expériences — sont intéressés au premier chef par cette première et indispensable mesure de sauvegarde.
On essaie d'opposer les avis des experts scientifiques et de créer la confusion quant à la réalité des dangers. Des informations contradictoires sur la réalité de ceux-ci sont publiées dans la presse suivant les besoins de la politique. Il y a quelques jours, dix-huit savants allemands, dont le professeur Otto Hahn, qui découvrit la fission de l'uranium, mettaient en garde le gouvernement de la République fédérale allemande. La presse mondiale en fit grand écho. Mais aussitôt les radios annonçaient que des biologistes aux Etats-Unis avaient trouvé en expérimentant sur des animaux, un produit qui, introduit dans l'organisme humain, le protégerait contre les effets nocifs des rayonnements. Cette nouvelle, si rapidement annoncée, sans doute sans contrôle, est une des manifestations de la guerre psychologique destinée probablement à minimiser l'action de l'appel des savants allemands en calmant l'inquiétude de l'opinion publique.
Un grand danger pèse sur chacun de nous et sur nos descendants si l'on n'interrompt pas dès maintenant les explosions expérimentales des armes nucléaires.

 

Extrait du 'Monde', 24 avril 1957, page 12